« S’il vous plaît… Sans revolver... »
Et s’il pouvait, à cinquante ans, rejouer sa vie, les grandes scènes de sa vie, en modifier un geste, un mot, en déjouer le cours, et surtout éviter une rencontre, celle d’Antoinette, miracle et cauchemar de son existence. C’est la règle de ce jeu : réécrire sa biographie. Reprendre et corriger, revenir dans le temps, le suspendre, faire d’autres choix, prendre d’autres voies. Rêve ludique ou polar noir, joyeuse machination, Biographie : un jeu mine le champ des possibles, et transforme la vie en incertain puzzle de choix, désirs, pulsions ou lâchetés raisonnables. Frédéric Bélier-Garcia signe avec cette partie d’échecs féroce et drôle sa première mise en scène. Succès prodigieux. Aujourd’hui, il s’empare à nouveau de la comédie vertigineuse, labyrinthe de mises en abyme, pour y faire souffler l’air vif amer du présent.
Frisch prend aux mots la grande rêverie du « si c’était à refaire », vieux songe sans doute aussi ancien que la mélancolie, mais dont il entend ici nous délivrer de la commedia. Revivre sa vie, rejouer sa partie, imaginer d’autres passés pour espérer d’autres avenirs... Parce que tout cela n’avait rien d’inéluctable, parce que tout aurait aussi bien pu se passer autrement, avec un peu de chance, un autre hasard, ou plus de fantaisie. Il aurait peut-être suffi, un jour, de tendre une cigarette ou de ne pas se retourner, et notre vie prenait une autre ligne de fuite, un autre éboulement de dates, de fêtes, de rencontres. Et nous voilà avec une autre biographie ! En agençant un jeu narratif à « oubliettes » et angles morts, la pièce traque une idée moderne du destin. Un destin sans Dieu ni Moires, un destin qui n’est plus hanté par le spectre de la damnation mais par celui de la banalité. « Si c’était à refaire » est comme la facétieuse ritournelle qui monte depuis notre enlisement existentiel. Kürmann refuse de rester rivé à son existence. Tel un chien tirant sur sa laisse, tragique et ridicule, il rue dans les brancards de sa mémoire, se cognant aux êtres de son passé, comme aux pions d’une comédie humaine hoquetante et déréglée. Comme nous, irréconciliable avec lui-même, Biographie : un jeu est une course dans sa vie, fuyant et poursuivant tout à la fois, les vies qu’il aurait pu avoir. Il se bat, comme tous, contre cette vie qui nous a choisi, plus qu’on ne l’a soi-même élue. Biographie : un jeu nous invite à ce jeu théâtral – parce que le théâtre n’est lui-même que cette faille du réel qui l’ouvre à l’espace du possible, espace ludique et tragique. Exploration à ciel ouvert des possibles d’une vie. Faire, défaire, refaire, c’est le mystère de notre astreinte à une existence qui est ici exceptionnellement donné à voir.
Frédéric Belier-Garcia