Dans L’Abattage rituel de Gorge Mastromas, la forme, la structure, les personnages, les enjeux apparaissent d’une grande complexité. C’est une pièce qu’il faut relire de nombreuses fois avant de pouvoir décider quelle piste choisir, un peu comme un labyrinthe dont il faut suivre le bon fil pour trouver la sortie. Sa structure impose des choix radicaux dans la réponse qu’on doit y apporter au plateau mais la forme juste en est d’autant plus difficile à déterminer. C’est un texte dont le potentiel et la force se dévoilent, encore plus denses à chaque nouvelle étape du travail. Histoire de sacrifice, mais lequel ? Sacrifice de qui, de quoi, pourquoi, par bonté ou par lâcheté ? Le texte propose au spectateur d’en juger par lui-même, en lui exposant des faits, des actes, qu’ils soient racontés ou incarnés. Ce pourrait être « le procès» d’un individu dont les actes sont condamnables, ou les derniers instants de la vie d’un monstre, mais c’est aussi le destin d’un héros tragique, ou encore une sorte de Faust… La pièce dissèque, sans manichéisme, le monde dans lequel nous vivons, le pouvoir, la politique… Elle sinue au travers de cette poignée de puissants qui contrôlent le monde et qui n’hésitent pas à sacrifier le reste de l’univers pour une ascension personnelle, en toute impunité. On retrouve dans ce texte de Dennis Kelly comme dans les précédents, une réflexion sur nos sociétés modernes et sur la place que peut y trouver l’individu, ce qui le détermine, ce qui le pousse à faire un choix plutôt qu’un autre, ce qui fait de lui un lâche, un homme irréprochable, une victime ou un tyran. Ce sont, je crois, des questions qui nous habitent tous.
Il y a aussi, dans L’Abattage rituel de Gorge Mastromas, une dimension onirique, surnaturelle. Le rapport au temps n’est pas toujours logique et crée une narration très particulière, on peut s’attarder pendant trois pages sur un détail et traverser dix années en une seule réplique, on ne sait pas quel est cet espace-temps, une sorte de salle d’interrogatoire où nous serions cachés derrière le miroir sans tain, un purgatoire où tous les personnages importants de la vie de Gorge, tels des fantômes, viennent rejouer l’histoire ou régler leurs comptes, et quel est cet étrange narrateur, est-il acteur ou simplement témoin, tant de questions qui mènent ce texte bien au-delà d’une question de société...
Chloé Dabert
Durant sa jeunesse, dans les situations de doute, Gorge a toujours fait ce qui était convenable du point de vue moral. Mais il n'a jamais été récompensé : son adolescence a suivi un cours bien réglé ne dépassant jamais la moyenne. Seul son nom reste telle une promesse en suspens. Or, la vingtaine bientôt passée, tandis que son employeur est au bord de la ruine, une chance unique s'offre à Gorge. Il s'en empare pour enfin faire partie du camp des vainqueurs. Il devient un impitoyable menteur, ne s'embarrasse plus des convenances, et s'approprie ce qui lui plaît, jusqu'à devenir un des chefs d'entreprise les plus prospères du monde...
« L’existence n’est pas ce que vous avez cru qu’elle était jusqu’à présent. Elle n’est pas juste, elle n’est pas gentille, elle n’est pas... La majorité de l’univers est si froide qu’elle gèlerait l’eau qui se trouve dans vos yeux en un instant. Le reste... Des grosses boules de feu, recouvertes d’amas de matière. La matière s’en fout. La plupart du monde ignore tout ça, ils croient en Dieu ou papa ou Marx ou la main invisible du marché ou l’honnêteté ou le bien. Ils nagent à travers la vie, les yeux fermés, se faisant bouffer le menton, se faisant baiser à tour de bras. Elle est comme ça. Toi, tu es comme ça. Mais une petite, minuscule, poignée d’entre nous, une fraction infime, appelons ça la résistance, soyons romantique, une fraction minuscule de la population sait ce qu’est la vraie nature de la vie. Ils sont riches et puissants et possèdent tout parce qu’ils feront n’importe quoi pour ça. Le reste du monde est du bétail à leurs yeux, des animaux. Nous sommes une société secrète. Nous n’avons pas de poignées de mains, nous n’avons pas de réunions, nous ne mettons pas de costumes ridicules les soirs de pleine lune, mais nous existons, et nous nous connaissons, et quand nous nous rencontrons, nous sourions, et nous nous disons les uns aux autres "Regardez ces idiots. Regardez ces crétins. Pourquoi sont-ils si bêtes ? Pourquoi ils ne prennent pas ce qu’ils veulent vraiment, comme nous ?" »